Explication et analyse du film Enemy

Analyse et explication du film Enemy, du réalisateur Denis Villeneuve, avec nos précisions sur les personnages et sur l’étrange scène finale. Plusieurs points seront discutés et une interprétation est apportée.

Chaque année, parmi les gros blockbusters et les prestigieux lauréats des Oscars, se glissent d’autres films, plus discrets, mais parfois tout aussi audacieux. En Juin 2014, le réalisateur québécois Denis Villeneuve, déjà remarqué pour des œuvres telles qu’Incendies ou Prisoners, proposait sur grand écran son dernier film, nommé Enemy, dont nous avions alors fait la critique. A l’affiche, Jake Gyllenhaal (également remarqué l’an dernier pour Night Call) , qui avait d’ailleurs déjà tourné pour Villeneuve dans Prisoners, ici aux côtés de l’actrice Sarah Gadon et de la comédienne française Mélanie Laurent. D’une durée exacte d’une heure et demie, Enemy propose une singulière introspection, où le personnage de Jake Gyllenhaal fait face à ses peurs les plus profondes.

Retour sur le scénario et sa fin

Petit rappel du scénario d’Enemy. Le film s’ouvre dans un club érotique où une jeune femme dénudée apporte au personnage de Jake Gyllenhaal une araignée sur un plateau d’argent… Ce personnage, c’est Adam Bell, professeur d’Histoire fiancé à Mary, jouée par Mélanie Laurent, qui découvre par hasard dans un film qu’un acteur lui ressemble trait pour trait. Profondément troublé, Adam décide alors de le retrouver et de le rencontrer, sans se douter de la suite des évènements. Cet acteur se nomme Anthony Claire. Marié à Helen, enceinte de six mois, on comprend qu’il lui est infidèle. Sa personnalité, souvent narcissique, souvent colérique, est à l’opposé de celle d’Adam, plus introverti. A l’issue de leur rencontre, chacun imagine d’étranges scénarios impliquant de se faire passer l’un pour l’autre et d’échanger leur femme pour une soirée. Si Mary se rend compte de la supercherie, Helen, l’épouse d’Anthony enceinte de six mois, ne rejette pas Adam aussi brusquement. Au lendemain matin, alors qu’Adam trouve la clef du fameux club, Helen l’appelle d’une autre pièce, et alors qu’il la rejoint, se change en araignée géante, apeurée de le voir. Ainsi se clôture le film, dont le dénouement n’apporte pas de réponse à proprement parler.

Adam et Anthony ne font qu’un

A la fin du visionnage d’Enemy, les questions s’accumulent. D’abord concernant le personnage principal : Anthony et Adam sont-ils deux personnes distinctes ou une seule et même personne ? A priori, on pencherait plutôt pour la seconde réponse. Si plusieurs scènes les montrent ensemble à l’écran, on remarque qu’à chaque fois, ils sont uniquement tous les deux. De plus, de nombreux détails laissent à penser qu’il n’existe pas deux hommes mais bien un seul. Une scène en particulier le prouve, celle où le personnage principal va trouver conseil auprès de sa mère (interprétée par Isabella Rossellini). Le discours qu’elle lui tient ne laisse quasiment aucun doute : « Tu es mon fils unique. Je suis ta seule mère. […] Tu as un travail respectable, je pense que tu devrais arrêter cette lubie d’être acteur dans des films de bas étage. ». Ainsi, on sait qu’Adam et Anthony ne font qu’un, mais on ne sait pas non plus lequel des deux est réel, et ce que le second représente.

Adam, en tête à tête avec lui-même

Une énième zone d’ombre, d’autant que la scène avec la mère est courte et que le dialogue est rapide. Il n’est donc pas si évident de tout saisir, sachant que d’autres éléments brouillent les pistes. Les myrtilles par exemple : pour montrer son côté colérique, une scène montre Anthony réclamant des myrtilles bio à Helen ; lorsqu’il arrive chez sa mère, il lui fait remarquer qu’il n’aime pas les myrtilles. On peut donc penser qu’Adam est l’homme réel en visite chez sa mère et qu’Anthony n’est que la projection de son for intérieur. Mais si Adam est réel, et qu’Adam n’aime pas les myrtilles, pourquoi en aurait-il dans son frigo, comme le montre clairement un insert vers la fin du film ? C’est un détail, mais les détails sont révélateurs, et il y en a d’autres dans le film qui sèment encore le doute dans l’esprit du spectateur. La bague, que le protagoniste est censé avoir au doigt vu qu’il est marié à Helen, mais qu’il ne porte presque pas du film excepté dans la scène du club ; ensuite, la cicatrice au torse, élément mis en lumière lors de leur première rencontre qui pourrait servir de détail physique, autre que le visage ou la voix, pour savoir s’ils sont les mêmes : elle est montrée consécutivement dans deux scènes distinctes puis reste complètement oubliée dans le reste du film. De manière générale, on peut en conclure une chose concernant Adam : c’est un homme infidèle plein de contradictions qui souffre d’un certain dédoublement de la personnalité. Anthony serait alors une projection de son subconscient qui représenterait les mauvais côtés de sa personnalité, son côté colérique, mais également son infidélité. Mais l’élément le plus récurrent et le plus révélateur quant à la psychologie du personnage d’Adam est celui de l’araignée.

L’analyse au fil de la piste des araignées

De son corps à huit pattes qui en répugnerait plus d’un, l’araignée est l’élément central qui ouvre et ferme le film. Au total, on ne compte pas moins de quatre apparitions directes, et trois détournées, mais certaines sont probablement manquantes ici. Le film s’ouvre avec un plan sur Helen où l’on entend le répondeur d’Adam avec sa mère s’inquiétant pour lui, et enchaîne avec une scène dans un club érotique où une jeune fille dénudée apporte à Adam une araignée sur un plateau d’argent, avant de vouloir l’écraser avec son talon aiguille. Plus tard, Adam fait un rêve dans lequel il marche au plafond d’un couloir dans lequel apparaît une autre femme nue, dont la tête serait celle d’une araignée. Au milieu du film, c’est un arachnide géant qui couvre la ville de ses pattes disproportionnellement longues. Enfin, en conclusion du film, comme expliquée auparavant, une araignée géante prend la place d’Helen pour montrer sa crainte envers Adam. Quel sens se cache-t-il derrière cette forme d’araignée ? En soi, c’est plutôt simple. L’araignée représente les femmes qui entourent Adam, ou plutôt la représentation qu’Adam a des femmes.

Peur de la privation de liberté, ainsi s’expliquent les araignées

Les deux premières sont le symbole de son infidélité, aussi facile que si elle était offerte sur un plateau, mais fatale. Le plan avec l’araignée géante vient juste après la scène où Adam rend visite à sa mère, il s’agit donc ici de l’image du contrôle maternel sur sa vie. La dernière, un peu plus complexe, se concentre sur son épouse Helen. Dans la scène précédente, ils passent la nuit ensemble au même moment où Anthony et Mary semblent être victimes d’un accident de voiture. Cet accident montre symboliquement qu’Adam se détache de Mary pour revenir vers Helen. Mais dès qu’il retrouve la clef du club, Adam décide d’y retourner le soir même : il a donc brisé la promesse qu’il venait à peine de faire. C’est pour cette raison qu’Helen est montrée sous forme d’araignée apeurée. Le choix de l’araignée comme symbole des personnages féminins s’explique d’abord qu’elle est une allégorie de la peur. La plus grande peur d’Adam, c’est la perte de sa liberté, évidement entravée par son engagement avec Helen. Une statuette d’araignée est d’ailleurs posée sur une étagère, juste à côté d’un cadre avec une photo de lui et son épouse. On remarque que lorsqu’il se rend à l’agence de cinéma, le gardien lui dit qu’il n’y était pas venu depuis six mois, ce qui correspond à la grossesse d’Helen. Cet aspect de privation de liberté est soutenu par le fait que l’araignée est une prédatrice qui piège ses ennemis dans sa toile. Quelques plans appuient cette idée : de nombreux câbles tendus dans la ville, lorsqu’il retourne à l’agence, ou encore le pare-brise de la voiture, brisé en forme de toile. Il craint de perdre sa liberté, comme sous le joug d’une dictature. Il s’y connaît, puisqu’il s’agit du cours principal qu’on le voit donner à ses élèves. Au tableau, on remarque d’ailleurs un dernier détail qui résume le personnage joué par Jake Gyllenhaal : Chaos. Enemy commence en effet sur la phrase « Le chaos est un ordre encore non-déchiffré ». Une énigmatique citation de José Saramago qui souligne sans doute l’équilibre fragile de la vie d’Adam.

Décryptage des intentions de réalisations

Si une analyse a pour but d’expliquer la signification de divers éléments du corps d’un film, il ne faut pas moins en oublier la forme. Ici interviennent les intentions du réalisateur qui peut également choisir de faire passer un message avec l’image même du film. Pour Enemy, Denis Villeneuve a voulu faire de son film une œuvre complexe, qui désoriente le spectateur autant qu’il le captive. En plus des particularités concernant le scénario et les personnages, il a souhaité donner à son film un visuel bien distinctif. La photographie est principalement dans des tons jaunâtres, dans l’esprit d’un David Fincher ou encore Jean-Pierre Jeunet. Ce coloris donne un aspect malade aux personnages, ce qui accentue les doutes du spectateur quant à la santé psychique d’Adam. Peu d’éléments viennent rompre cette uniformité dans la photographie, si il n’en est deux qui concernent directement Anthony : le film dans lequel Adam le découvre, aux teintes pourpres, et sa moto, d’un bleu vif qui détonne complètement. Ainsi, les différentes nuances suggèrent qu’Anthony représente tout l’éclat qu’il manque à Adam.

Dans Enemy, pas de doutes, les histoires d’amour finissent mal

Et ce n’est pas tout. Denis Villeneuve joue également avec des effets de miroirs. Pas de vrais miroirs directement, mais plutôt avec plusieurs jeux de réflexion pour montrer ce qui rejoint ou ce qui éloigne Adam et son subconscient. Le casting le prouve, puisque Mélanie Laurent et Sarah Gadon ont le même type de physique, blonde et mince. A l’inverse, tout le reste marque les différences entre les deux versions du personnage de Jake Gyllenhaal. L’appartement, le premier est petit et semble à peine être habité, contrairement à celui où vivent Anthony et Helen, plus moderne. A ce propos, beaucoup suggèrent que le premier appartement serait celui de Mary, et non d’Adam, mais le coup de téléphone qui ouvre le film insinue l’inverse, car sa mère s’inquiète qu’il puisse vivre « dans un endroit pareil ». Un parallélisme qui atteint son paroxysme à la fin du film, lorsque Adam et Anthony décide d’échanger de vie le temps d’une soirée. Durant cette scène, Adam revient vers sa femme et décide de tirer une croix sur Mary, sa maîtresse, qu’il imagine mourir dans un accident de voiture avec Anthony, la partie sombre de sa personnalité. Seulement, cette rédemption est de courte durée puisqu’il laisse revenir ses démons en décidant de retourner au club : on a ici l’explication du titre du film. L’ennemi d’Adam, c’est lui-même, car il est incapable de se  débarrasser de ses travers. Il ment et trompe sa femme, mais ce qui lui semblait être une tragédie durant tout le film se révèle bien moins dramatique en fin de film. Lorsqu’Adam est face à Helen transformée en araignée géante, on devine un sourire sur son visage, qui semble presque soulagé. Pour comprendre ce plan, qui est l’ultime plan du film, il faut revenir au début du film. Lorsque l’on voit Adam donner un cours d’Histoire, celui-ci explique que toutes les tragédies du monde arrivent deux fois, la première fois paraît dramatique, mais la seconde fois semble être une farce. Voici pourquoi Adam sourit en fin de film : il sait qui est son ennemi, il connaît les raisons, et les accepte, car pour lui, ce cycle péremptoire fait partie du monde.

Ainsi s’achève notre décryptage du film Enemy de Denis Villeneuve. Les interprétations permettant d’analyser un film étant nombreuses et personnelles, cette liste reste non-exhaustive.

Pour d’autres explications, vous pouvez consulter la vidéo du Fossoyeur de Films, dont l’analyse résume bien les particularités d’Enemy.