Critique de Trois souvenirs de ma jeunesse d’Arnaud Desplechin : vingt ans après.
Trois souvenirs de ma jeunesse voit revenir Paul et Esther, les principaux personnages de Comment je me suis disputé, film de Desplechin (1996). Trentenaires à l’époque, ils vivaient une histoire d’amour compliquée, faite d’élans et d’incertitudes. Presque vingt ans plus tard, magie du cinéma et intéressant rebours du temps, Desplechin les retrouve en pleine adolescence, d’où Trois souvenirs de ma jeunesse, pour nous raconter un épisode nouveau, mais plus ancien…, de la relation entre Paul et Esther.
Deux souvenirs introductifs
Trois souvenirs de ma jeunesse déroulent ceux de Paul Dédalus, au nom prédestiné pour qui se fraie un chemin dans les méandres de la mémoire, narrateur de ce film labyrinthique qui va décliner trois souvenirs d’une inégale longueur dans le film. Les deux premiers, beaucoup plus courts évoquent tour à tour l’enfance de Paul aux prises avec une mère aux nerfs fragiles et une épisode d’espionnage à Bakou auquel Paul se mêle par amitié. Ce dernier, enclenchant d’ailleurs tout le processus remémoratif du film, voit Paul apporter illégalement une somme d’argent et des passeports pour des refuzniks juifs qui espèrent le retour en Israël. Paul cède d’ailleurs à cette occasion son passeport à un jeune juif de Bakou. Narration inégale puisque le troisième souvenir, celui de l’amour entre Paul et Esther occupe près de 90% de la durée du film. Les deux premiers souvenirs offerts comme une mise en bouche présentant quelques traits de l’histoire familiale et de la personnalité de Paul et encadrant l’arrestation contemporaine, celle-là de Paul, de retour du Tadjikistan, par la DGSE, en raison d’une anomalie intrigante : il semblerait en effet qu’un second Paul Dédalus, né le même jour et dans la même ville que lui, ait vécu en Australie. Voilà l’histoire lancée et surtout la machine à souvenirs que Paul va mettre en route et qui va le conduire immanquablement, en repensant à ses dix huit-vingt ans, à Esther. Ah Esther!
Une éblouissante histoire d’amour
Dès la première scène de Trois souvenirs de ma jeunesse dans laquelle Esther apparaît, Desplechin touche juste. On voit Paul, étudiant en anthropologie à Paris, revenu à Roubaix attendre son frère et sa sœur à la sortie du lycée. Il observe, tout en discutant avec eux, une fille blonde, assise de l’autre côté de la rue, autour de laquelle gravitent de nombreux garçons. Il attend que tout le monde soit parti pour l’aborder, seul à seule, et tenter, avec une maladresse qu’il assume, de la draguer. Elle, dans l’assurance de l’effet produit sur les semblables de Paul, lui, avouant son admiration pour les mots que peuvent employer les dragueurs pour la séduire. La caméra pendue à leurs regards, où tout devient possible, elle troublée par le discours surprenant du garçon, lui troublant de naïveté, d’une candeur réfléchie et d’un cran irrésistible, restitue à merveille ces instants magiques où tout est en suspens. Puis Paul avance ses pions, affirme ses intentions, moins maladroitement qu’il n’y paraissait, Esther, moins insensible qu’il n’y semblait. Fêtes, discussions, regards qui se croisent, qui s’attardent, enclenchent un processus qui les dépasse et les emporte avec la force de ces amours adolescentes toujours teintées d’un idéal que l’avenir entier leur promet. La scène où Paul raccompagne Esther chez elle, le matin, après une fête, dans des paysages grisâtres, lui, lui racontant son enfance et sa relation presque impossible avec sa mère, elle, lui disant s’en foutre de sa famille, est remarquable de retenue, de fragilité, de tact. La signature d’un excellent réalisateur. A partir de ce moment-là, Paul Dédalus, adulte, disparaît, comme englouti par son propre souvenir, pour ne revenir que dans la scène finale.
Un recours narratif multiple qui embrase le film
Trois souvenirs de ma jeunesse a recours à toute une série de procédés narratifs qui entremêlent les moments passés et les moments présents et utilise à fond le terreau inépuisable de l’écriture et notamment de la correspondance pour nous restituer ce superbe souvenir. En effet, Paul ne peut rester à Roubaix, ses études l’appellent et chaque séparation est un déchirement, principalement pour Esther. Alors ils s’écrivent des lettres que le spectateur découvre sous des angles différents : en voyant lui-même ce qui est écrit, en écoutant l’expéditeur lire à haute voix face à la caméra le contenu de sa lettre ou bien le destinataire en faire de même, ou bien simplement en en mesurant l’effet par des plans superbes sur les visages dévastés de ces deux jeunes. Mais cela ne les empêche ni l’un ni l’autre d’avoir des aventures, elle avec le propre cousin de Paul, lui avec une fille qui l’héberge de temps à autre. Mais comme lui avoue sans fausse naïveté, Robin, le fameux cousin: elle couche avec moi mais c’est toi qu’elle aime. Etonnante plasticité des relations qui ne détourne ni Paul, ni Esther de celle tendre et passionnée que Desplechin filme avec une fièvre parallèle, ce qui est plutôt nouveau chez lui puisqu’il y a vingt ans, c’est avec un regard plus distancié et presque condescendant qu’il avait filmé la relation de Paul et d’Esther dans Comment je me suis disputé.
Le spectateur succombe à cette éclatante idylle que Trois souvenirs de ma jeunesse sait maintenir dans une justesse constante, en évitant les écueils du mélo, grâce à une finesse de description, cette fameuse multiplication des narrations, grâce également à la magnifique performance de ces deux jeunes acteurs formidables (Quentin Dolmaire et surtout Lou Roy-Lecollinet, d’un naturel déconcertant que sait accompagner bien entendu Desplechin et qui suscite l’émotion par un subtil mouvement de son corps, l’éclairage de son regard, la courbe de ses hanches). Oui on se glisse avec volupté et nostalgie dans leurs draps quand il s’étreignent car alors nos propres souvenirs affleurent et recouvrent ceux qu’ils sont en train de créer, on partage leurs souffrances, leurs doutes, les impasses qui se profilent, puis après une scène finale qui les rassemble à nouveau tous les deux, on sort retrouver la lumière solaire avec l’impression étonnante de ne point l’avoir quitté. Trois souvenirs de ma jeunesse, une fort belle réussite! De beaux souvenirs en perspective!
Un autre avis sur Trois souvenirs de ma jeunesse :
http://www.critikat.com/actualite-cine/critique/trois-souvenirs-de-ma-jeunesse.html
- La finesse de la mise en scène
- Des acteurs superbes