Critique de La modernité désenchantée : relire l’histoire du XIXème siècle français
La modernité désenchantée, oxymore choisi à dessein par nos deux jeunes universitaires, nous propose une présentation « des manières dont notre présent pense et débat de ce siècle ». Les auteurs se sont donc engagés dans un travail historiographique de recensement des thèses et livres sortis sur le sujet dans les trente dernières années afin de « discerner quelques lignes de faille et inflexions majeures » apportées par ces différentes études. Ce livre revisite l’histoire du XIXème siècle et quelques-unes de ses idées forces. En lisant l’introduction de ce brillant essai, on ne peut s’empêcher de penser à deux historiens de renom qui auraient pu parrainer ce projet : Lucien Febvre, un des fondateurs de l’école des Annales qui affirmait que l’Histoire est fille de son temps et Paul Veyne auteur d’un magistral Comment on écrit l’Histoire. La modernité désenchantée tente de dresser le portrait d’une Histoire en marche et de remettre en perspective cette idée de modernité, fille, selon l’historien Christophe Charle, du XIXème siècle. Quelques exemples de ces exemples de désenchantement.
Une approche distanciée de la Révolution industrielle
La révolution industrielle demeure la transformation économique essentielle du XIXème siècle. Mais depuis trente ans, le regard des historiens s’est modifié sur la nature et l’ampleur de cette révolution; Davis Cannadine a montré l’évolution qu’ont connue les appréciations des historiens, elles-mêmes influencées par les préoccupations dominantes de leur époque. Il montre notamment combien pendant les trente glorieuses s’est imposée une lecture optimiste de cette industrialisation, « célébrant la croissance et fondée principalement sur une approche quantitative ». Depuis les années 80, cette approche a changé et s’est complexifiée mettant en avant la coexistence d’une production de masse et d’un artisanat qualifié qui n’est pas nécessairement venu grandir les villes.
La France du XIXè siècle est remplie de ces formes d’organisations économiques hybrides, de ces modernités alternatives qui tentèrent de conjuguer le dynamisme économique avec l’enracinement local et communautaire. (La modernité désenchantée, p.75)
En même temps, des études toutes récentes pointent aussi les risques de nuisance environnementale de cette révolution industrielle.
Les méfaits environnementaux du progrès
Parallèlement à la montée en puissance de la question de la santé au travail et de l’attention portée aux risques de l’industrialisation, l’étude des pollutions et des nuisances s’est également affirmée comme un front pionnier de l’historiographie des dernières décennies. (La modernité désenchantée, p.90)
La France a d’ailleurs accumulé un certain retard dans ce domaine face à l’histoire anglo-saxonne plus prompte à se saisir de ces thèmes de recherche. En 1998, Denis Woronoff s’en inquiétait déjà dans son livre Histoire de l’industrie en France du XVIème siècle à nos jours. Les deux auteurs expliquent ce retard par la foi des historiens du XXème siècle dans le progrès et la sous-estimation de la pollution ainsi que, peut-être, par l’origine militante de ce questionnement et le faible poids de l’écologie politique dans le champ intellectuel français. Ce dernier argument ne me semble toutefois pas très opérant car, mise à part l’Allemagne, aucun autre grand pays européen, ni les Etats-Unis d’ailleurs, ne possède d’organisations écologiques puissantes. Depuis le livre affirme à juste titre l’affirmation de ce « courant » historique avec la publication d’articles et d’ouvrages, notamment ceux de Geneviève Massard-Guilbaud, Histoire de la pollution industrielle, France 1789-1914, 2010 et de Jean-Baptiste Fressoz, L’apocalypse joyeuse, 2012.
Les oubliés du droit de vote
Le suffrage « universel » consacré en 1848 attribue de nouveaux droits aux citoyens. Il a même été pour l’antienne républicaine, un élément essentiel du renoncement à la violence et de l’avènement de la citoyenneté moderne. Mais les historiens s’interrogent aujourd’hui sur le fait que l’expérience du vote ait été l’élément le plus important dans le processus d’émancipation du citoyen. Là encore, La modernité désenchantée précise que des nuances ont été apportées par les recherches récentes.
Depuis une vingtaine d’années, les nombreux travaux sur l’histoire du suffrage ont renversé quelques fausses évidences. L’équivalence « un homme = une voix = une opinion » était largement étrangère aux contemporains (La modernité désenchantée,p.245)
De plus, La modernité désenchantée fait clairement apparaître que cette « politisation » du citoyen s’est faite en négligeant deux catégories qui en étaient exclues : les femmes et les colonisés. Les études historiques sur le genre dont il faut sans doute réaffirmer au préalable leur définition, vu les amalgames faits abusivement sur une fallacieuse « théorie du genre » lors de l’épisode récent du mariage pour tous, ont renouvelé le regard porté sur « l’imposition d’un ordre naturel ».
Le concept de genre se réfère, par opposition au sexe biologique, �� la construction sociale et culturelle de la différence des sexes. (La modernité désenchantée, p.196)
L’historienne Michèle Riot-Sarcey a présenté dans de nouveaux ouvrages la présence des femmes dans les mouvements révolutionnaires ou insurrectionnels de 1830, 1848 1871. Bien des figures de ce féminisme ont été étudiées : Flora Tristan, Pauline Roland, Jeanne Deroin qui se présente comme candidate aux élections législatives de 1849 ou Hubertine Auclert. Dénonçant leur exclusion du suffrage universel, elles aspirent à une égalité des droits civils, politiques et religieux. Ces études laissent également apparaître les effets limités de ces luttes féministes et, même dans la Commune de 1871, combien leur rôle dans cet événement reste normé : aide aux blessés, enseignement, confection de vêtement. L’autre figure exclue du champ de la délibération collective reste sans conteste le colonisé. Les deux auteurs de La modernité désenchantée précisent combien des études récentes montrent un dédoublement du discours républicain prônant l’émancipation des colonies mais assurant sur le terrain une politique de discrimination. Dans l’Algérie coloniale, les travaux récents de Laure Blévis et d’Emmanuelle Saada ont très bien montré la dissociation entre nationalité et citoyenneté, entre des sujets indigènes et des citoyens électeurs.
Au final, La modernité désenchantée nous apprend bien des choses sur le XIXème siècle, nuance bien des idées sur cette époque et montre combien la recherche historique contribue à améliorer notre savoir et parallèlement à nous interroger sur notre présent. Comme le disent les deux auteurs dans leur conclusion : ce livre conserve du XIXème siècle son désir de récapituler (sans enfermer), du XXème siècle son optimisme mesuré, du XXIème siècle son inquiétude réflexive. Un petit bémol peut-être : le regard de l’art sur ce XIXème siècle en train de se faire. Seules quelques pages en esquissent le portrait. Pourtant la phrase de Baudelaire prononcée à l’occasion de l’exposition universelle de 1855 épousait tout à fait le titre de cet essai vivifiant :
Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle je veux me garder comme de l’enfer. Je veux parler de l’idée de progrès. (La modernité désenchantée, p.22)
Pour un avis complémentaire sur La modernité désenchantée:
- La démarche
- La documentation
- Le bémol de l'absence de l'art du XIXème