Juste ciel – Eric Chevillard

Critique de Juste ciel d’Eric Chevillard, pour se promener dans les coulisses de la mort

Juste ciel est le nouvel opus d’Eric Chevillard, un des auteurs les plus créatifs de la littérature française contemporaine. Dès lors, chacun de ses romans est attendu par un public sensible à son inventivité tant dans les sujets choisis (avec, entre autres, la vie d’un homme qui décide vivre au plafond dans Au plafond, ou bien d’imaginer la vie le jour où les orangs-outans auront disparu de notre horizon dans Sans l’orang-outan). Alors Juste ciel vise les hauteurs célestes puisque le héros Albert Moindre vient de mourir et va nous faire visiter les surprenantes arcanes de l’après-vie. Prêts pour le grand saut?

Une imagination débordante et jubilatoire

Juste ciel commence par une triste nouvelle : Albert Moindre, le héros de Chevillard vient de se faire écraser par une camionnette de livraison.

Pas de quoi rougir et c’est heureux, car le sang manque, on l’a dit. Scolarité sans histoire – peu s’en fallut toutefois qu’il ne redoublât la classe de seconde, mais sa maîtrise subjonctif imparfait le sauva – études supérieures honorables, Albert Moindre, lorsqu’il fut dénoyauté par une fourgonnette de livraison (Olives et dattes), exerçait depuis vingt-cinq ans la profession d’ingénieur de maintenance des ponts transbordeurs avec une compétence reconnue et un soupçon de lassitude qui serait venu à d’autres, sans doute dès leur entrée dans la carrière mais qui n’entamait qu’à peine, dans son cas, la passion qu’il vouait à son métier. (Juste ciel p.23)

Mais ce qui va constituer l’essentiel de Juste ciel, ce n’est justement pas l’apitoiement sur la disparition de Moindre mais son arrivée dans le domaine des cieux et sa description de ce qui nous attend tous un jour ou l’autre. Chevillard n’a pas son pareil pour laisser libre cours à son imaginaire et raconter l’impensable de ce voyage céleste. Car bien que nous soyons tous à égalité sur la certitude de nos disparitions, Juste ciel surprend par l’originalité et le burlesque dans le parcours éthéré de son héros. Il y fait des rencontres aussi improbables que fantasques : ne fait-il pas, en effet, la connaissance de Miss Colorado 1931? L’humour, la jubilation créative font fureur et cet achèvement va se transformer sous la plume de Chevillard en une formidable quête que seule la littérature peut nous offrir quand elle est portée à son incandescence comme dans Juste ciel. Albert Moindre, cet être plutôt falot, va progressivement se transformer en éclaireur des sombres projections métaphysiques.

Ah! tant d’incertitudes! Pourquoi enfin ne les renseignait-on pas sur leur situation? Tout juste savait-il maintenant que les scénarios naïfs imaginés par les humains en détresse afin de tromper leur angoisse ne tenaient pas. Rien ne s’était vérifié. Rien qui ressemblât un tant soit peu à toutes ces songeries philosophiques ou religieuses. Or il n’était guère plus avancé par l’expérience. (Juste ciel p.19)

Et oui chers futurs lecteurs de Juste ciel, vous allez voir ce que vous allez voir. Vous allez enfin découvrir ce que nous cache l’éther infini, l’azur insondable, le fameux au-delà. Et tout cela, en 142 pages, qui dit mieux?

Couverture de Juste ciel d'Eric Chevillard

Un parcours en quatre étapes

Juste ciel conduit tout d’abord le nouvel élu au bureau des élucidations qui est censé lui apprendre des éléments de sa vie restés ignorés. Evidemment, l’auteur s’en donne à cœur joie sans jamais tomber dans l’irréaliste mais bien au contraire la litanie des événements ou la comptabilité précise des mouches écrasées ou des piqûres de moustiques endurées (on apprend que le moustique qui l’a piqué au mollet droit le 27 mai 1971 est le même que celui qui s’est attaqué au mollet de Vladimir Nabokov quelques heures plus tôt à Tourtour) évoque avec ce décalage toujours subtil à quels détails piquants peut aussi se résumer une vie.

Tu as croisé et légèrement bousculé Marlène Dietrich le 21 avril 1988, sur le trottoir de l’avenue Montaigne à Paris…Tout doit être élucidé. Tu as payé deux fois ton café, le 16 mars 2001, au Comptoir des colonies. L’homme qui t’a insulté et frappé dans une galerie marchande de Toulouse, en avril 2003, t’a pris pour quelqu’un d’autre, Victor Lombes, qui lui devait de l’argent et auquel, en effet, tu ressemblais étrangement, ce qui te vaudra encore un doigt d’honneur, cinq ans plus tard, à Oulan-Bator. (Juste ciel p.37)

Et puis le parcours se poursuit avec l’observatoire où Moindre voit du ciel la vie qui se poursuit sans lui, son ex-femme Palmyre qui fricote désormais avec son meilleur ami ou sa fille Sidonie qui, elle, fréquente Maxime, porteur d’une malformation cardiaque que personne n’a détectée et qui en mourra dans deux ans. Quel point de vue super on a de là-haut ! Puis on passe au bureau des réclamations puis à celui des rétributions qui élabore un savant classement des morts selon leurs qualités. Une sorte de bureaucratie du ciel, pointilleuse, tatillonne et Moindre dans tout ça qui n’en perd pas une miette et qui en vient à considérer avec bonheur sa nouvelle situation.

Pardon. Dans cet état, bien sûr – en poudre, donc, – il ne se reconnaît plus. Il ne se déplaît pas. De son vivant, il n’aurait pas dit non à un peu plus de légèreté. Ce corps de poussière, il en eût fait  quelque chose. S’immiscer partout. S’étendre vraiment. Gripper la machine (la lessiveuse, la broyeuse, le laminoir). Enrayer l’arme de l’ennemi – puis l’aveugler. Comment? En se glissant sous sa paupière! (Juste ciel p.75)

Mais Juste ciel n’oublie pas le jugement d’une vie : « peu de glorieuses médailles dans le double-fond des tiroirs, peu de frais pétales sous les tapis ». Une réflexion amusante souvent teintée d’une tendre ironie sur les travers de l’existence, même sur celle de nos amies les vaches.

Et n’est-ce pas là une bien cruelle ironie encore d’avoir doté la vache d’une solide paire de cornes puis de lui avoir donné pour seule ennemie la mouche? (Juste ciel p.109)

Vous l’aurez compris, malgré son sujet, la lecture de Juste ciel est jubilatoire tant on s’amuse à serpenter dans les labyrinthiques couloirs menant à ses étonnants bureaux et tant on partage l’étonnement de Moindre qui complète au ciel son existence sur terre. Quel bonheur de voir comment Eric Chevillard a su tirer du bouillonnement de son imaginaire une histoire débridée en la laissant frayer avec une langue aérienne et malicieuse. Et puis, surtout, en lisant Juste ciel, vous serez enfin fixés, une fois pour toutes, sur des questions existentielles qui vous hantent depuis toujours.

Sardanapalesque!!!

Pour plus d’infos sur Juste ciel, c’est par ici.

Juste ciel - Eric Chevillard
Juste ciel accueille Albert Moindre qui vient de mourir et ainsi va-t-il découvrir les arcanes célestes de l'après-vie ou de l'après-mort, c'est égal!
Histoire
Style
Personnages
On aime bien
  • L'imaginaire débordant
  • La réflexion sur la vie
  • Le style "so witty"
On aime moins
  • Qu'il faille un beau jour rejoindre A. Moindre
4.5La note
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