Avec Neonomicon, de alan Moore, l’innommable se trouve un nom.
Ah, Neonomicon ! A la simple évocation de cette bande-dessinée, la grande majorité des fans d’Alan Moore ont les yeux qui pétillent de sentiments diverses, tant Neonomicon est une sorte de sommet dans la carrière de cet écrivain. L’auteur, notamment de Watchmen et V for Vendetta, est parmi les plus importants de la scène, pas autant pour la qualité de ses œuvres, indiscutablement au-dessus du lot, que pour sa mentalité très atypique. On se souviendra notamment de son Lost Girls, accusé de représenter la pédophilie et la zoophilie, pour mieux pointer du doigt les sous-entendus de certains classiques littéraires Peter Pan et Alice au pays des merveilles. Il faudrait un livre entier pour décrire la complexité d’Alan Moore, ce qui pourrait mieux expliquer comment on en arrive à voir débarquer ce Neonomicon, considéré comme son œuvre la plus extrême. Grand fan de Lovecraft, l’auteur de Neonomicon s’était attaché à l’écriture de The Courtyard, une petite nouvelle parue en catimini en 1994, inspirée par l’écrivain de Providence. Il fallut attendre neuf ans pour en voir une adaptation en bande-dessinée, sans que Moore ne soit réellement présent dans le projet. Sept longues années durent encore s’écouler avant que Neonomicon débarque (Octobre 2013 chez nous), accompagné d’un fort parfum de scandale. Car l’auteur de Neonomicon n’est pas content depuis l’adaptation cinéma de Watchmen, qu’il juge complètement ratée, et il compte bien le faire savoir au travers d’un album sans retenues.
On ouvre l’enquête.
Neonomicon commence, donc, par The Courtyard, une histoire en deux parties qui nous présente Aldo Sax, un agent du FBI en mission à Red Hook. Le fédéral enquête sur une série de meurtres rituels sanglants, qui semblent être l’œuvre de plusieurs copycat. Le mode opératoire est toujours le même, et les suspects jamais typiques de ce genre d’affaires. Sax remonte jusqu’au Club Zothique, où un certain Carcosa vend une drogue excessivement hallucinogène appelée Aklo. Quelques années après l’investigation de Sax, terminée d’une manière bien dramatique, deux agents du FBI sont mis sur le coup. Car les meurtres n’ont pas cessé, alors que Sax est enfermé dans un hôpital psychiatrique. Les agents Lamper, bien sous tous rapports, et Brears, traitée pour une addiction sévère au sexe, vont être confrontés à une secte ésotérique dégénérée mais loin d’être basée sur du vent. Car dans les profondeurs, l’indicible sommeille réellement…
Neonomicon sent le souffre. C’est comme ça, cette œuvre ne peut être abordée sans mettre de suite les lecteurs en garde : ce qui se cache dans ces pages est pour un public averti et, c’est à souligner, se livre à vous sans censure. Mais Neonomicon ne peut être résumé à la perversion qui suinte de l’œuvre, car c’est avant tout le travail d’un véritable génie, aussi excessif que parfois très juste. Neonomicon s’ouvre avec The Courtyard, qui sonne comme un prologue assez long de ce qu’on verra par la suite. Et c’est dingue comme on sent qu’Alan Moore est effectivement présent, mais seulement dans les grandes lignes de l’histoire. C’est Anthony Johnston, notamment créateur du post-apocalyptique Wasteland, qui se charge d’adapter la nouvelle de Moore pour la BD, avec un résultat certes plus que correct, mais tout de même loin de la force narrative de l’auteur de The Killing Joke, à cause d’un rythme emprunté. Et si l’histoire de ce prologue à Neonomicon a du mal à véritablement s’emballer, on est tout de même intéressé par le travail d’intégration de l’univers lovecraftien dans une intrigue policière « glauquissime ». Ces premières pages de Neonomicon contiennent énormément de clins d’œil à Lovecraft, mais surtout les utilise pour faire autre chose qu’un simple fan service superficiel. Le R’lyehien (la langue des Grands Anciens) est utilisé à bon escient par exemple, et les représentations du bestiaire typiquement lovecraftien n’interviennent pas n’importe comment, mais lors d’une séquence tout bonnement cauchemardesque. Le souci dans ce début de Neonomicon, mis à part le rythme pas folichon, est que Sax est un peu trop l’archétype du flic salopard, aux pensées noires et à la démarche d’homme désabusé. Tout fait en sorte que le final de cette ouverture de Neonomicon paraît convenu, malgré un vrai effort stylistique à souligner.
Moore prend le commandement.
Neonomicon est alors repris totalement en mains par Moore à l’écriture. Et là, effectivement, on sent que l’auteur n’est pas de bonne humeur. Si les références à Lovecraft continuent à être intelligemment distillées, l’intrigue ne faisant que prendre appui sur elles, c’est surtout le ton général de l’album qui marque. Qui choque. Neonomicon part d’une envie très claire : imager les rituels innommables que Lovecraft se plaisaient à évoquer sans les décrire. L’auteur de Neonomicon profite de ce vide, laissé sciemment, pour déverser toute sa rage, et surtout via l’agent Brears, une jeune femme traitée pour nymphomanie, et qui va passer par des épreuves si éprouvantes que la bande-dessinée fut retirée des rayons de certaines bibliothèques américaines, blâmée pour ses descriptions sexuelles déviantes et jusqu’au-boutistes. Le récit de Neonomicon est pourtant très simple, et déçoit tout comme le prologue de par son côté devinable, mais Moore réussit à nous faire oublier le prévisible en usant de son talent pour la violence extrême. Neonomicon n’est pourtant pas gore, pas à l’outrance dans la mesure où des membres arrachés provoquent tout de même un peu d’étalage sanglant, mais les allergiques aux explosions d’hémoglobine ne tourneront pas de l’œil. Par contre, alors que l’enquête de Lamper et Brears les mène fatalement jusqu’à un sex-shop de Salem, dans le Massachusetts ils seront confrontés à une frénésie dévastatrice. Sous une trappe du magasin. Autour d’une piscine d’eau putride de la ville. Là où Neonomicon décrit une sorte de secte hystérique qui pratique des orgies répugnantes, afin de charger l’ambiance d’énergie de l’orgone, sorte de nourriture énergétique pour le monstre qui hante les lieux.
De vaines évocations.
Neonomicon débute alors un véritable calvaire pour son héroïne, qui deviendra l’esclave du monstre pendant de nombreux jours. Une séquence assez insupportable, d’une violence psychologique poussée, et surtout moyennement justifiée. Car le lecteur de Neonomicon peut voir venir sa finalité, mais se retrouve tellement sous pression que le propos, pas extraordinairement original, passe au second plan. Et c’est là tout l’échec de ce Neonomicon, car on serait prêt à s’infliger tout ce que Moore montre, tant le type sait comment jouer avec le lecteur à la perfection, si ce n’était pas pour une révélation aussi éventée. C’est d’autant plus regrettable que Neonomicon a des poussées d’imprévisibilité, notamment autour du destin de l’un des personnages principaux. Neonomicon se contente de nommer l’innommable, le fait avec un talent débordant, mais avec trop de colère. Cette impression de gratuité se ressent à d’autres endroits de Neonomicon, comme lors de la description d’un système de sécurité, sorte de dôme à la Stephen King, mais qui n’est jamais justifié. Pire, il apparaît à un stade avancé de l’histoire de Neonomicon, et devient dès lors apparent dès qu’un bout de ciel pointe le bout de son nez. Avant ça, vous pourrez chercher, retourner, aucun indice ne faisait penser à cette mesure sécuritaire. Neonomicon est un peu à l’image de ce dôme : ça évoque beaucoup, ça surprend de par la façon dont c’est emmené, mais à y réfléchir c’est fondamentalement peu fondé.
Ça reste du Moore…
Neonomicon reste tout de même une œuvre qu’on dévore à un bon rythme, tant l’ambiance moorienne demeure très recommandable, bien soutenue par le dessin de Jacen Burrows. L’illustrateur de Neonomicon se contente d’être prudent au niveau de la forme, ne tente pas de folies dans le découpage. Et c’est tant mieux, Neonomicon profite de cette forme classique pour se concentrer dans des descriptions précises, fines, et parfaitement infâmes. Quand à l’édition, c’est du Urban Indies donc de la grande qualité, un papier agréable, une couverture bien sympa et des artworks en bout de volume. C’est classique, sans reproches à rapporter, et bon sang comme ça fait son effet. Neonomicon est donc un album en-dessous des meilleurs Alan Moore, mais reste à posséder pour tout fans de l’auteur et d’œuvres extrêmes. Moins pour les fondus de Lovecraft, qui seront ravis des tonnes de références, mais seront un peu déçus par l’ambition de Neonomicon, contre-nature pour le style de l’écrivain de Providence. Pour eux, on leur recommandera plus Les cauchemars de Lovecraft, peut-être plus touché par certains défauts mais plus dans le ton lovecraftien. Quand aux lecteurs fragiles, qu’ils soient encore avertis : Neonomicon fait parti des œuvres les plus insoutenables de ces dernières années, tous supports confondus.
Neonomicon, les bonus.
N’hésitez pas à lire d’autres critiques de Neonomicon, notamment chez ActuaBD.
Pour mieux cerner Alan Moore, l’auteur de Neonomicon, visitez cette page du Cafard cosmique.
- L'ambiance à la Moore.
- Le dessin de Burrows.
- Références intelligemment placées.
- Pas franchement surprenant.
- Quand même très, très, très violent.