Roman de Linda Lê: une plongée dans les profondeurs de la création.
Roman est le dix-huitième ouvrage de Linda Lê. Conçu autour d’un trio d’amants et de la recherche d’un double disparu, le titre de ce roman peut se comprendre doublement : s’agit-il en effet de la forme littéraire ou du prénom d’un des protagonistes du livre? Ce n’est pas le moindre des méandres dans lesquels Linda Lê nous entraîne dans ce foisonnant roman. Après avoir adoré Les trois Parques et Cronos qui évoquaient des êtres soumis à une emprise, au bord d’un gouffre béant, ces retrouvailles avec cette romancière fort originale vont-elles me conforter dans l’excellente considération que je lui porte? Réponse dans la critique qui suit.
L’effet troublant du miroir
L., une romancière, un double de l’auteur elle-même, vient d’échapper presque miraculeusement à une rupture d’anévrisme. En se réveillant de l’opération qui a réussi, elle repense à son frère mort dès la naissance et à la vie différente qu’elle aurait eu s’il avait survécu. Dès lors, elle va se mettre en quête d’un double de substitution à ce frère trop tôt disparu. La redondance des passages commençant par « à son réveil de la salle d’opération » donne à cette recherche un caractère obsessionnel et ce d’autant plus que Roman, un des amants de L., en proie à des épisodes de paranoïa profonde, se propose de jouer ce rôle de remplaçant du double recherché. En opposition, en double pourrait-on dire, se trouve B., un amant qui connait L. depuis dix ans et qui correspond au côté plus rationnel de la perception du monde. Il ne va faire qu’essayer de faire entendre raison à L. sur la folie de ce projet et son côté irréaliste. Et L., elle-même, comment gère-t-elle cette relation avec ces deux hommes, diamétralement opposés, qui gravitent autour d’elle, usent d’influences différentes et nourrissent son projet d’écriture par des voies elles aussi contraires?
La création au miroir de la vie
Roman est aussi une plongée dans ce que représente la littérature à travers notamment les ouvrages que fait paraître L. pendant cette période et principalement le récit des amours contrariées de trois femmes amoureuses d’artistes qui vient ici étayer la folie inhérente à toute passion, la perte même d’un certain amour propre que génère obligatoirement ce type de sentiment exalté. L’exemple de Taos Amrouche, de Catherine Pozzi et de Camille Claudel, amantes respectives de Giono, Valéry et Rodin donne à Roman une incroyable richesse d’exemples dans lesquels l’auteur va puiser abondamment pour tenter d’étayer cette recherche éperdue qui la désoriente tant. Recherche de ce double qui semble commander le roman lui-même tout comme le besoin d’écrire de Linda Lê tel qu’elle le définissait dans une interview à l’Express en 1999 : « On n’écrit pas sans haine de soi, sans questionner le double qui est en soi, celui que l’on aurait voulu être et que l’on porte comme un mort ». Linda Lê décrit avec un incroyable talent cette troublante quête ainsi que ses relations amoureuses avec ces deux hommes si différents où se mêle une phrase à la fois simple et lucide qui analyse les relations entre un homme et une femme. Sans concessions, sans angélisme, mais avec la sécheresse du constat vécu. Roman revient tel un ostinato parfois dérangeant sur les sentiments troubles et incompréhensibles de L. et de Roman, s’apparentant parfois à une forme de folie tant les êtres semblent avoir abandonné toute trace de raison. Mais aussi sur la quête étrange de ce double dont on ne sait plus, dans une magistrale interrogation sur la création, si elle appartient au réel ou déjà à la fiction qui s’ébauche.
Cette fiction lui était nécessaire, cette fiction lui avait permis de surmonter certains de ses échecs amoureux, qui devaient être des échecs, puisqu’elle n’avait pas trouvé en l’homme aimé l’espace de quelques mois ou même de quelques années l’alter ego qu’elle cherchait, le double qui aurait remplacé l’absent.Roman,p.130
Oui un réel douloureux, une recherche impossible au sein de laquelle coule la source créative, le début d’un récit, le début d’un roman. Un livre fort, qui ne laisse pas indifférent et qui conforte la place très particulière de Linda Lê dans la littérature française contemporaine. Une voix superbe de lucidité que symbolise parfaitement la phrase de Char placée en quatrième de couverture :
De quoi souffres-tu? De l’irréel intact dans un réel dévasté.
Pour un autre avis sur Roman : http://next.liberation.fr/livres/2016/01/06/roman-les-exiles-de-linda-le_1424713
- Le style lucide
- Les belles pages sur le processus créatif
- Le personnage de Roman
- En recherche...