Critique de Illska (« Le mal » en français), un roman de Eirikur Örn Norddahl. Au cœur des ténèbres…
C’est d’Islande, petit pays récemment ravagé par la crise économique et dont le volcan fut au centre d’une crise aérienne sans précédent, que nous parvient ce livre puissant : Illska écrit par un jeune écrivain de 37 ans au nom imprononçable mais qui devrait, s’il persiste à sortir des livres de ce calibre, se faire un nom dans le monde de la littérature. Qui se cache donc derrière Eirikur Örn Norddahl?
Un triangle amoureux troublant
Omar et Agnès s’aiment depuis leur rencontre un dimanche glacial devant une station de taxis. Elle, prépare une thèse sur l’extrême droite contemporaine qui sévit aussi dans ce petit coin perdu de l’Europe. Lui, enchaîne des petits boulots avec un mal de vivre chevillé au corps qui ne va faire qu’empirer lorsque, pour les besoins de ses études, Agnès va rencontrer un membre d’un parti néo-nazi, Arnor, avec qui elle va vivre une relation amoureuse. Cette triangulation amoureuse est mêlée dans la première partie du texte avec une réflexion de l’auteur, insérée dans des paragraphes distincts souvent courts et incisifs, sur la résurgence d’un populisme et d’un mouvement néo-nazi.
Contrairement à ce qu’on affirme fréquemment, les électeurs des partis populistes ne sont pas les chômeurs, mais ceux qui redoutent de perdre leur emploi, qui font partie d’une classe en voie de disparition. Ceux qui ont déjà perdu leur travail s’en fichent. Ce n’est pas la réalité qui vous transforme en imbécile, mais ce que vous craignez de voir devenir réalité.Illska, p.201
Illska se montre très percutant sur les dangers qui réapparaissent dans nos sociétés trompeusement assises sur le confort démocratique tout en racontant l’histoire de ce trio quelque peu perdu dans l’Islande d’aujourd’hui et dans les failles de l’histoire personnelle de chacun, notamment celle d’Agnès qui nous conduit en Lituanie, en 1941, au moment où les nazis envahissent le pays et s’apprêtent à éliminer pratiquement tous les Juifs sans exception qui vivaient dans ce petit pays.
Le mal au-delà des frontières du temps
Illska prend toute son ampleur tragique dans la seconde partie du livre, qui en compte quatre, où Norddahl décrit sans concession le massacre systématique perpétré par les nazis aidés par des lituaniens, dont des grands-oncles d’Agnès. Destruction de la synagogue, creusement de tombes par les victimes avant leur exécution, viols, tortures, rien ne nous est épargné et la construction imbriquant plusieurs histoires révèle toute son intelligence dans cette partie, de loin la meilleure du livre, puisque le pendant de ces massacres se trouve être la jeunesse (la genèse pourrait-on dire) d’Arnor jusqu’à son basculement vers les mouvements néo-nazis islandais.
Ce furent des hommes et des femmes usés par l’âge, des mères allaitantes, des adolescents et des enfants qui entreprirent la destruction de la synagogue, planche après planche… La synagogue de Jubarkas n’était pas uniquement le signe que sur cette terre vivait le peuple d’Israël. Elle symbolisait aussi un horizon de possibles, le progrès, le présent : puisque, un bon siècle plus tôt, malgré la pauvreté, malgré l’indigence, on avait pu ériger cette merveille, alors aujourd’hui rien n’était impossible. Mais si elle disparaissait, si elle n’était pas aussi éternelle qu’on l’avait cru et qu’elle semblait l’être, alors l’horizon des possibles s’évanouissait. De même que le progrès. Et le présent.Illska, p.321
Douloureuse succession de pages dans lesquelles l’auteur privilégie la description froide d’événements sans trop de commentaires ni de concessions au mal qui irradie le livre et à l’émotion qui sourd chez le lecteur. Sans non plus de remarques d’ordre psychologique ou sociologique sur ce déchaînement de violence infligé par les nazis et leurs sbires lituaniens aux populations juives et tsiganes de Lituanie. Un véritable tour de force qui donne à Illska une solide puissance narrative.
Malheureusement, la partie suivante consacrée à l’enfance d’Omar, à mon avis inutile, fait brutalement retomber l’intensité du roman que la dernière partie malicieusement consacrée à la naissance de Snorr, l’enfant d’Agnès et d’un de ses deux compagnons (mais lequel ?), ne parvient pas, malgré ses qualités, à nous faire retrouver. Toutefois Illska reste une œuvre littéraire de grande qualité à la force politique assez rare dans un roman et au sens du récit particulièrement convaincant par moments qui mérite toute votre attention.
Un autre point de vue sur Illska sur le blog de l’express.
- La force du message
- La qualité littéraire
- 150 pages de trop