Abd Al Malik : déconstruire les idées reçues sur la banlieue.
Nous sommes allés à la rencontre de Abd Al Malik pour discuter avec lui de son film, Qu’Allah Bénisse La France, qui sort le 10 Décembre 2014 dans les salles. Nous avons pu vérifier à quel point cet artiste talentueux, dont les ressources semblent ne jamais tarir, est doté d’une verve passionnée et passionnante.
« Je suis un bosseur, je travaille énormément« , commence Abd Al Malik en posant tout de suite le décor. Oui, il est un besogneux, et ça se ressent puissamment dans Qu’Allah Bénisse La France, mais en savoir plus sur l’envers du décor donne toujours une autre dimension à cette impression. Le sujet qui intervient de suite est le travail exceptionnel qui fut effectué par Marc Zinga, grande révélation du film. Parler avec Abd Al Malik, c’est s’en rendre compte immédiatement : même voix, même expression corporelle, c’est sidérant. « Marc est excellent, il comprend le truc, il travaille beaucoup, comme moi, comme nous tous. On a énormément travaillé en amont« . La méthode de travail, de direction des acteurs, a été la cible d’un soin tout particulier pour le cinéaste Abd Al Malik. « Il y avait deux travaux. Le travail que je faisais avec Marc et Sabrina, et le travail que je faisais avec les autres acteurs, qui sont à 80% du casting des gens de ma cité, c’est un autre travail que je faisais en parallèle. Je les ai faits se rencontrer au dernier moment, pas tout de suite. En fait je les ai chauffés, je leur disais Marc c’est un gars du théâtre, c’est un truc de ouf, et les autres disaient ouais mais t’inquiète on va défoncer nous aussi. Il y avait une sorte d’émulation, et quand ils se sont vus ça a marché, dès le premier jour ça a roulé et on ne faisait que rigoler en fait« . Cette ambiance de travail, cette façon qu’a eu Abd Al Malik de coacher ses comédiens, donne de bien beaux fruits immédiatement visibles à l’écran.
Le boulot forcené de Abd Al Malik n’a pas été effectué en amont que pour la direction des acteurs. Ce fut aussi le cas pour tout le formel et le travail d’adaptation. Évidemment, un film prend vie dès le découpage technique, soit l’agencement des plans, un par un et dans le détail. Si certains aiment surtout laisser le plateau être une des composantes du cadrage, ce n’est pas le cas de Abd Al Malik. « Je n’allais pas commencer à réfléchir à où j’allais poser ma caméra. C’est comme en musique, moi je ne travaille pas en studio mais chez moi. Quand je vais en studio, je viens pour enregistrer. Pareil, je n’allais pas commencer à réfléchir à où j’allais poser ma caméra ici ou là, non j’avais travaillé en amont, tel plan, comment j’allais faire mon truc, tout était venu en amont« . Mais pour autant, on sait que certains tournages ne se passent pas comme prévu, certains choix dictés par l’urgence peuvent déformer ceux que l’auteur avaient prévu pendant la préparation. Abd Al Malik a-t-il connu ce cas de figure ? « Tout ce que vous voyez ici, ce film, je l’avais en tête de A à Z, dès l’écriture. Moi qui, dans la musique, ai toujours cette frustration de ce que tu veux et ce qui est au final, il se trouve que pour ma première œuvre au cinéma je n’ai pas de frustration. J’ai d’autres frustrations, mais qui ne sont pas d’ordre esthétique ou de jeu, c’est des frustrations de scènes que j’aurai voulu faire en plus, que je n’ai pas pu faire pour des questions financières« . Des scènes qui sont dans le livre Qu’Allah Bénisse La France, on pense notamment à la rencontre avec Wallen, qui y est différente ? En tout cas, on sent que Abd Al Malik a pris ce travail d’adaptation à bras-le-corps afin de proposer le résultat le plus fidèle possible à l’idée générale de son autobiographie. « Quand j’ai écrit, j’ai vraiment fait un travail d’adaptation. Le livre c’est une aventure, le film en est une autre. Pour moi, schématiquement un livre est en strates, et un film c’est une ligne. Donc le tout, c’est de transformer la strate en ligne. L’une de mes réflexions, et depuis longtemps, c’est comment retranscrire le langage littéraire en langage cinématographique. Et ça, c’est un truc que j’ai depuis longtemps. Il faut que vous sachiez, depuis le début j’ai trois passions : la musique, le cinéma et la littérature. Et je savais que j’allais au cinéma, mais pour tout vous dire je me disais que j’allais écrire des scénarios , des adaptations et tout. Réaliser n’était pas mon truc premier, c’était surtout l’écriture. Donc, je me suis entraîné, ce truc de retranscrire, dans la musique, j’y racontais des histoires. Quand j’écrivais mes textes, il y avait cette idée qu’à l’écoute ça te met en situation, tu vois des images, c’est le ressort de pas mal de mes textes. Comme dans Dynamo, Les Autres, Soldat de Plomb, Gibraltar ou Roméo et Juliette. D’ailleurs, des producteurs venaient me voir pour partir de mes chansons et en faire un film, et moi je disais non« . Abd Al Malik avait un objectif, celui d’adapter Qu’Allah Bénisse La France, le reste ne l’intéressait pas.
Avec Qu’allah Bénisse La France, Abd Al Malik réalise un film à la fois courageux et utile en ce moment. Son film est réaliste, combat les clichés, et les éléments perturbateurs à une véritable paix sociale. le cinéaste en est conscient, avec toute l’humilité qui le caractérise. « Évidemment, c’est mon film et on défend son film, mais je pense que mon film est important. Pas… Il est important aujourd’hui. On est dans une époque… On fantasme énormément sur le rap, on fantasme sur la banlieue, on fantasme sur l’Islam. Et quelque part l’ambition de ce film est de répondre mais pas en forme que réponse mais en forme de question. Je questionne mes compatriotes, je questionne mon époque. Les réponses tu les as dans les questions. Je n’aime pas les réponses, parce qu’elles sont arrêtées et une bonne fois pour toutes, alors que dans les questions il y a tes interrogations et déjà un début de réponse et chacun formule la suite. C’est ça qui m’intéresse, d’autant plus que le langage cinématographique est vraiment pertinent car à la fois tu as de la poésie, de la littérature, de l’art pictural, la musique. C’est un art total, mais c’est différent de la poésie, la littérature, etc. Je trouve ça passionnant« . Les clichés sur la banlieue ou l’Islam, Abd Al Malik compte bien les combattre par la pensée. La première séquence de Qu’Allah Bénisse La France montre une situation en forme d’idée reçue, puis la déconstruit. « Ça va paraître un peu truc, mais je suis un grand admirateur de ce qu’on appelle les philosophes de la déconstruction. C’est à dire les Deleuze, les Derrida, les philosophe de la French Theory. Et en fait mon idée était de commencer le film avec les clichés, et ensuite tout le film je déconstruis. Je ne fais que déconstruire, mais c’est la réalité« . Une des séquences les plus marquantes se situe quand Marc Zinga découvre la bassesse de certains médias, qui ont parfois vite fait de cataloguer un musulman pratiquant comme étant un danger. Abd Al Malik saisit le problème, sans non plus en faire des tonnes. « Parce que le problème si tu veux, c’est que maintenant on regarde la banlieue à travers le regard et à travers le langage médiatique. C’est à dire que, même des fois, la banlieue se caricature elle-même, par rapport à l’image qu’on montre d’elle. J’en veux pour preuve que dans mon quartier du Neuhof, on avait le record chaque année des voitures brûlées à la Saint-Silvestre. Quand ça s’est passé pour la première fois, c’était pour une histoire d’embrouilles, de poursuite, de police, et des gars sont morts. Et leurs potes ont brûlé une voiture. Et les médias sont venus, ils ont relayé ça, et quand les gamins ont vu que les médias venaient pour ça ils ont reproduit ça chaque année. Les médias n’ont pas compris qu’en arrêtant de montrer, ils auraient diminué le phénomène. Mais eux non, ça allait de plus belle, c’est à dire la première fois tu avais France 3 Alsace, et la fois d’après tu avais les six chaînes, voir le câble et les Américains. Donc du coup, les gamins préparaient trente voitures brûlées, et voilà. Et en fait, il y a cette idée qu’on se construit par rapport au regard de l’autre. Si le regard de l’autre change, alors le regard sur soi-même change. Je voulais montrer ça dans le film, prendre le fantasme et mettre l’humain à l’intérieur, prendre le cliché et emmener la complexité« .
Cette complexité, Abd Al Malik la distille à travers chacun de ses personnages. Le message est clair : montrer l’humain sans lui donner d’étiquette, et surtout pas celle de banlieusard. « L’humanité, elle ne s’arrête pas aux frontières des cités. Dans les cités, il y a des êtres humains aussi. N’importe qui, quel que soit son niveau culturel, si il grandit dans ce milieu il devient comme nous. C’est ce que je trouve magnifique dans le cinéma, plus que dans la musique ou dans la littérature : le cinéma est le seul art qui ne fonctionne pas par tribus. Par exemple, quand tu vas à un concert de rap, à 90% tu as des gens qui aiment le rap, personne n’est là par accident. Tu vas à un concert de musique classique, les gens qui aiment le classique sont là, l’électro, etc. Mais tu vas au cinéma, tu as des seniors, des jeunes, tu as des pauvres, des riches. De mon point de vue, le cinéma est un médium d’humanité. Le cinéma raconte des histoires en costumes par exemple, mais en fait c’est de nous dont il est question. Là, ça s’appelle Qu’Allah Bénisse La France, sur l’affiche il y a un noir. A priori, ça parle de l’Islam et peut-être que, pour toi, pour toi, c’est lointain comme le Taoïsme zen. Mais tu peux venir quand même, parce que tu te dis que tu vas suivre l’histoire d’un gars. Ça, c’est du ressort de l’humain. » Abd Al Malik va encore plus loin, et parle du cinéma comme médium contemporain principal. « Le cinéma, c’est l’outil culturel par excellence. Pour moi, les grands cinéastes sont comme les grands romanciers du siècle précédent. Nolan, c’est Hemingway par exemple. Coppola c’est Joyce, etc. »
Mais d’ailleurs, si Abd Al Malik a toujours voulu venir au cinéma, pourquoi ne s’y est-il pas essayé plus tôt, et surtout qui aura réussi à lui faire sauter le pas ? Si le réalisateur nous a déjà appris qu’il a refusé certaines offres, le fait qu’il ait déjà signé quelques clips est un début de réponse. Mais une personne a joué un rôle important dans la décision de passer à l’acte pour Abd Al Malik, c’est Mathieu Kassowitz. « Quelqu’un m’a motivé, à non seulement adapter Qu’Allah Bénisse la France, et il m’a dit qu’il fallait absolument que je le réalise. Cette personne était Mathieu Kassowitz« . Cette camaraderie, cette bonne émulsion, et le choix du directeur photo Pierre Aïm, tout ça fera peut-être penser à certains que Abd Al Malik réalise sa version de La Haine. Erreur. « En fait, certaines choses sont vibratoires. Non, je ne me suis pas dit que j’allais prendre le directeur photo de La Haine. Comme j’ai dit tout à l’heure, ce film a été très pensé. Voilà quelques années, j’ai sorti deux bouquins où je mets en parallèle des textes et des photos : La guerre des banlieues n’aura pas lieu et Le dernier Français. Et avec le photographe avec qui je bosse, qui s’occupe aussi de toutes les photos de mes albums, ça faisait longtemps qu’on a une sorte de charte visuelle. Un truc en noir et blanc, que je voulais développer de plus en plus. Donc je savais déjà ce que je voulais avoir à l’image. Tout ça est vibratoire, regarde je travaille avec Hassan Guerrar, qui a lui aussi travaillé sur La Haine« . Après avoir mis, avec soin et calme, les points sur les « i », Abd Al Malik parle des différences qu’il voit entre La Haine et son film. « Aussi bienveillant que soit Mathieu, La Haine était un regard de l’extérieur. Mathieu c’est mon gars. Son film est de la pure fiction, alors que mon film c’est comment traiter le réel avec les outils de la fiction« . Et au fait, quelles ont été les inspirations cinématographiques principales pour le réalisateur ? Car il est évident que Abd Al Malik a vu beaucoup de films. « Rocco et ses frères de Visconti c’est une vraie inspiration, un film qui m’a marqué depuis longtemps. Sa manière de raconter le réel tout en étant esthétique. Ce qui m’intéressait, c’était pas seulement le réel, mais aussi un bel objet. Je suis un passionné de cinéma, par exemple le cinéma de Bresson m’intéresse à fond« . Abd Al Malik n’est donc pas devenu cinéaste à partir de rien.
Pas de doute, Abd Al Malik a fait le bon choix en s’attachant les services du talentueux Pierre Aïm, certains plans étant de véritables déclarations d’amour à l’environnement où le réalisateur a grandi. Cet amour pour l’esthétisme est un choix courageux, à une époque où le numérique pétaradant de couleurs, avec action non-stop, fait fureur auprès des jeunes. Pas d’explosions, pas d’effusion de sang. D’ailleurs, un détail saute aux yeux dans le film de Abd Al Malik : Marc Zinga ne prononce pas de grossièretés de tout le film. « J’étais comme ça. Avant 17 ans, j’étais très vulgaire. Mais la littérature, c’est un truc qui a changé mon langage. Pour moi, être vulgaire ça voulait dire qu’il y avait une impasse de la pensée. Des fois, c’est pas que tu es vulgaire, c’est que ce sont les mots que tu as dans ta besace, et lire a rempli cette besace. En fait, c’est devenu comme une ascèse. Et puis je voulais être différent. Par exemple, quand j’allais dealer je partais toujours avec un bouquin sur moi, aussi parce qu’on galère beaucoup quand on deale. Comme je vendais mais je ne fumais pas, je faisais comme quand tu les vois dehors sur le canapé à lire Rousseau : je faisais ça. C’était important de se distinguer. Tu sais, les meilleurs d’entre nous, ceux qui étaient les plus humains, ce sont eux qui sont tombés dans la came le plus vite, parce qu’ils étaient plus sensibles. Ils vivaient mal la difficulté de la rue, donc ils avaient besoin d’un échappatoire. Moi, si je n’avais pas été, soit-disant, un chef de bande… peut-être que je n’aurais pas eu la force de me distinguer « . Comme toujours avec Abd Al Malik, le mot de la fin est une puissante invitation au positivisme, mais dictée par sa maîtrise du réel. « J’ai tourné le film dans ma cité, on me disait que c’était impossible, que ça allait partir en vrille. Je leur ai dit que c’est ma cité, pas un quartier où je n’ai vécu qu’un minimum de temps. J’y étais de six à trente ans. J’y ai mes gars, et on taffe ensemble sur Qu’Allah Bénisse la France. Donc, c’est pour dire, vous croyez qu’on est capable de s’associer juste pour faire des braquages, qu’on n’est pas capable de faire de belles choses comme un tournage ? Les gens de la régie étaient des gens de la cité, la cantine c’était les mamans de la cité, une partie des gens de la production sont des gens de la cité. C’était une façon de dire : voilà notre humanité« . On a tout de même essayé d’en savoir plus sur la suite que donnera Abd Al Malik à sa carrière de cinéaste. On peut juste dire que le cinéma occupera une grande partie de son temps dorénavant. Et ça, c’est une excellente nouvelle.
N’oubliez pas notre critique et le concours qui vous fera peut-être gagner des places, mais aussi des goodies.
Remerciements à Lamia El Assad, Dyckson (@LeSparteIssah) et Abd Al Malik.